Il ne peut y avoir de développement durable sans la pleine participation des femmes.
- Par fedevml
- Le 24/08/2023
- Dans Sécurité et Développement durable-endogène
Perspective historique: Au début des années 1970, le discours sur le développement a commencé à accorder un intérêt croissant aux relations des femmes avec l’environnement dans les pays du Sud.
Le « choc pétrolier », déclenché par les pays producteurs de pétrole en 1973, ainsi que les effets à grande échelle de la sécheresse au Sahel, ont beaucoup ébranlé le Nord où l’on a réalisé que les ressources naturelles n’étaient pas infiniment exploitables. Les responsables de la planification du développement ont commencé à sérieusement envisager la nécessité d’une planification énergétique mondiale plus systématique pour l’avenir.
Il était clair que, dans les décennies à venir, le bois de chauffage allait être essentiel pour satisfaire les besoins en énergie de la majorité des peuples du Sud, et que, pour ces populations, le pétrole ou les autres sources d’énergie allaient être tout simplement trop coûteuses. Les femmes, parce qu’elles utilisaient le bois, allaient devenir le groupe cible d’une stratégie en deux volets visant à juguler les tendances futures à la diminution des ressources énergétiques en bois : 1) réduction de la consommation de bois de chauffage par l’introduction de cuisinières économes en bois ; 2) lancement d’une reforestation à grande échelle pour développer les provisions de bois.
Une image forte a alors commencé à s’imposer : les pauvres du Sud avaient trop d’enfants et utilisaient trop de combustible ; les pauvres étaient vus comme n’ayant d’autre choix que de détruire leur propre environnement. C’était peut-être vrai dans certaines régions, mais on ne pouvait pas généraliser. Comme l’a montré Madhu Sarin, qui depuis longtemps travaille pour la promotion de l’utilisation des cuisinières dans l’Himalaya, la déforestation dans cette région était bien plus imputable aux abattages commerciaux d’arbres et à l’extension de l’agriculture vers les terres forestières qu’à la consommation domestique de combustible (Sarin 1991).
Au milieu des années 1970, avec le travail de Boserup, on avait commencé à s’intéresser au rôle des femmes dans l’agriculture et dans le développement rural en général. Les problèmes économiques mondiaux, la dégradation croissante de l’environnement et la féminisation de la pauvreté au Sud avaient relancé le débat sur les effets spécifiques de ces processus pour les femmes.
Lors de la conférence des ONG qui s’est tenue parallèlement à la Conférence des Nations unies sur l’environnement humain à Stockholm en 1972, les initiatives des peuples locaux pour la protection de la forêt en Inde – le mouvement Chipko maintenant largement connu – ont été présentées par Sundarlal Bahuguna, le leader du mouvement. Le succès des activités des femmes du Chipko a ensuite inspiré d’autres initiatives locales dans le Sud et encouragé les acteurs qui souhaitaient stimuler un travail de développement venant de la base, orienté vers le peuple.
Au Forum de Nairobi de 1985, qui a eu lieu parallèlement à la Conférence des Nations unies sur les femmes et le développement, des études de cas ont présenté les actions et le rôle particulier des femmes dans la gestion de l’environnement en rapportant les expériences de certaines femmes du Sud et en montrant leur implication dans la foresterie, l’agriculture, l’énergie, etc. Les femmes étaient décrites comme des responsables de l’environnement dont l’implication était essentielle pour arriver à un développement durable. Ces études ont été des instruments puissants qui ont permis de poursuivre le débat sur les femmes, l’environnement et le développement durable et d’arriver à une reconnaissance internationale des problèmes des femmes en relation avec la gestion des ressources naturelles.
Chipko, en hindi, signifie : « prendre dans ses bras ». Les membres du mouvement Chipko prenaient les arbres dans leurs bras pour empêcher qu’ils soient coupés. Mixte à ses origines, le mouvement a attiré de plus en plus de femmes. Quand le Département des questions forestières a annoncé son intention de mettre aux enchères 2500 arbres de la forêt Reni, dans l’Uttar Pradesh, une femme, Gaura Devi, s’est organisée avec les femmes de son village pour empêcher physiquement la coupe des arbres. Deux ans plus tard, le gouvernement interdisait la coupe dans toute cette zone du pays pour une durée de dix ans. Par la suite, d’autres femmes empêchèrent la coupe d’arbres dans différentes zones aux confins de l’Himalaya. Depuis, elles ont monté des coopératives pour protéger les forêts communales et pour organiser la production de plantes de fourrage à une distance raisonnable des forêts fragiles, ainsi que des pépinières et différents projets pour améliorer les sols dégradés.
Source : Rousset S., Sagory P., 1997, « Le mouvement Chipko et la sauvegarde de la vie », in Passerelles n° 10, Quand les femmes se mobilisent pour la paix, la citoyenneté,
l’égalité des droits, Ritimo, Paris, DPH, FPH, juillet, cité dans Falquet J., 2002, Ecologie : quand les femmes comptent, Paris, L’Harmattan, p. 33
Le rapport Brundtland, Notre avenir à tous, publié en 1987, préconisait des stratégies à long terme pour arriver à instaurer un développement durable (défini comme un développement qui satisfait les besoins du présent sans compromettre la possibilité pour les générations futures de satisfaire leurs propres besoins) et soulignait l’importance des questions d’environnement dans le processus de développement. Dans les années qui ont suivi la publication du rapport Brundtland, le débat sur les femmes, l’environnement et le développement durable s’est concentré sur la nécessité d’impliquer les femmes dans les stratégies et les programmes visant à atteindre un développement « durable ». Peu à peu, l’expression « femmes, environnement et développement » est devenue « femmes, environnement et développement durable ».
A la fin des années 1980, les manifestations nationales et internationales organisées sur le thème femmes, environnement et développement durable ont pris de plus en plus d’importance. Auparavant présentées comme des victimes, les femmes pauvres du Sud ont alors été montrées comme des personnes fortes et pleines de ressources. Dans le débat plus général sur le développement durable, les femmes étaient de plus en plus mises en avant comme « gestionnaires privilégiées de l’environnement » et décrites comme détentrices de compétences et connaissances spécifiques en matière de protection de l’environnement.
La pensée du thème femmes, environnement et développement durable
Le débat sur femmes, environnement et développement durable est traversé par plusieurs courants de pensée. L’un d’eux souligne les effets, en termes de gestion, de la recherche d’un processus de développement moins néfaste et propose d’attribuer l’aide au développement aux femmes prioritairement, en tenant compte des effets du développement sur l’environnement. Cette analyse est reprise par les agences de développement. D’autres approches tendent plutôt à l’anti-développement ou soutiennent des positions transformatrices, et assurent que le modèle de développement occidental est fondamentalement vicié, comme l’attestent ses effets pour les femmes, pour l’environnement et pour les peuples du Sud. Cette ligne de pensée appelle à des transformations pour l’avènement d’un développement alternatif. La conception de la relation femme/nature est un élément essentiel de différentiation entre les différentes argumentations.
Une ligne de pensée économiciste conceptualise le thème femmes, environnement et développement durable du point de vue du travail des femmes : la division sexuelle du travail a assigné aux femmes un rôle particulier dans la gestion des ressources naturelles. Ce rôle est considéré comme un produit de l’évolution historique du patriarcat attribuant aux hommes des rôles dans la production économique et aux femmes des rôles moins valorisés liés à la reproduction économique.
Un courant de pensée plus « culturel » considère que la position des femmes est par essence plus proche de la nature car, dans le cadre de la division sexuelle du travail, le travail féminin a toujours impliqué une étroite relation avec la nature. Les femmes sont décrites comme des gestionnaires de l’environnement « par nature » privilégiées qui, depuis des générations, ont accumulé des connaissances spécifiques, différentes et plus appropriées que celles des hommes en général sur les processus naturels. Selon cette approche, la relation femme/nature est réciproque, symbiotique, harmonieuse, mutuelle et conjointe car les femmes dépendent étroitement de la nature pour satisfaire les besoins de subsistance. Dans leurs luttes politiques, les femmes ont réussi à s’appuyer sur les deux argumentations, qu’elles ont déclinées dans différentes stratégies.
Différentes conceptualisations du thème femmes, environnement et développement durable dans la littérature
Pour arriver à une nouvelle conceptualisation du travail des femmes, Maria Mies (1986), d’obédience marxiste, commence par définir comme un travail le rôle que les femmes jouent dans la maternité et l’éducation des enfants. Dans une perspective marxiste/féministe, cette définition est importante. En outre, pour Mies, la reproduction, qui consiste à apporter les éléments essentiels à la survie de la famille, représente la relation la plus étroite des femmes avec la nature. Par ce rôle double, les femmes comprennent mieux la nature que les hommes. Non seulement elles travaillent plus étroitement avec la nature, mais elles « sont » la nature parce qu’elles donnent la vie et nourrissent leurs enfants ; c’est pourquoi globalement elles sont doublement exploitées par la société patriarcale.
Shiva (1989) se fonde sur la religion hindoue et la philosophie qui décrit le « principe féminin » (prakriti) comme source de toute vie. En rapprochant le principe féminin du vécu réel des femmes, elle élabore une construction de la relation pratique des femmes avec la nature, dans la réalité rurale indienne, comme l’incarnation du principe féminin. On doit revenir à cette relation pour trouver le point de départ d’un mode durable de développement. Selon Shiva, en Inde, ce mode de développement existait avant l’époque coloniale. Sous le colonialisme, et plus tard sous l’influence du processus de développement, le mode capitaliste de développement et les technologies de la révolution verte ont pénétré les économies rurales de l’Inde, et ce processus a détruit la base économique de l’agriculture locale de subsistance et de petite échelle. Shiva déplore le passage à une agriculture à grande échelle, mécanisée, orientée vers le marché et finalement non durable. Ce processus a engendré la marginalisation de la plupart des petits paysans du Sud, et en particulier des paysannes pauvres.
Shiva considère le mode dominant de développement comme occidental, patriarcal et basé sur un modèle réductionniste qui asservit la science et la technologie au marché mondial et qui est en fait destructeur pour les femmes, pour la nature et pour tous les « autres » – les peuples non occidentaux. Shiva oppose le modèle de développement occidental, blanc, masculin, patriarcal, destructeur, au système agricole indien traditionnel qui œuvre en harmonie avec la nature. Le modèle occidental diffuse des techniques de monocultures, tant dans la sylviculture que dans l’agriculture, au service du marché et de l’accumulation capitaliste. Selon la description de Shiva, le modèle économique indien traditionnel préserve une relation de réciprocité avec la nature car il préconise une polyculture destinée à la production locale de subsistance et qui n’utilise que les produits naturels issus du système agricole traditionnel.
Comme celle de Mies, la pensée de Shiva se construit dans la recherche d’un modèle alternatif de développement. Toutes les deux concluent que la solution est un retour aux systèmes d’agriculture de subsistance à l’échelle mondiale. Le modèle occidental de développement a entraîné la marchandisation de la nature et du travail des femmes et des peuples non occidentaux, et créé une accumulation du capital dans les pays riches « développés » et la pauvreté des pays « en développement ».
Selon Mies, le rôle des femmes du Nord consiste à dénoncer et à s’abstenir de toute consommation inutile dans le but ultime de saper les bases du capitalisme. Shiva donne l’exemple du rôle important que les femmes ont joué dans le mouvement Chipko pour montrer que le « principe féminin » créateur et protecteur de la vie incarné par ces femmes doit être revendiqué comme source d’un modèle alternatif de développement mondial.
Staying Alive (1989), le livre dans lequel Shiva a développé sa thèse, a eu une influence sur le développement du thème femmes, environnement et développement durable, mais aussi sur la pensée de l’environnement et du développement alternatif, notamment pour les ONG, les mouvements sociaux du Nord et pour les agences de développement. Shiva a eu beaucoup moins d’influence chez elle en Inde. Le problème est que la catégorie théorique qu’elle a construite en établissant une relation concrète entre les femmes et la nature dans l’agriculture de subsistance est de type essentialiste – le principe féminin comme force qui donne la vie. Elle laisse penser que seules les femmes pauvres qui vivent en milieu rural et portent presque tout le poids de la crise de l’environnement et du développement dans leur lutte quotidienne pour la survie, savent comment survivre, et ce depuis des temps immémoriaux, et donc qu’elles seules ont les solutions à la crise.
Shiva idéalise l’agriculture de subsistance indienne et recrée un passé dans lequel l’humanité vivait en parfaite harmonie avec la nature et où les femmes jouissaient d’un très grand respect. Mais il se pourrait bien que ce passé idéal n’ait jamais existé. En Inde, l’agriculture de subsistance a supplanté les cultures des peuples tribaux, et souvent par la violence. L’histoire montre que le système agricole n’a été introduit dans le sous-continent qu’avec l’invasion aryenne. De nos jours encore un grand nombre de peuples tribaux reste exclus du système des castes et n’est pas intégré dans la société. Le modèle de la société traditionnelle de Shiva ne tient pas compte des structures d’exploitation humaine qui suivent des considérations de race, de classe et de caste dans la société indienne actuelle ; elle fait également abstraction des structures patriarcales. Au lieu de cela, elle attribue la totale responsabilité de la crise de l’environnement à « l’Etat » et à l’économie mondiale. Parce qu’elle néglige totalement les questions de classe dans la société indienne, Shiva a été beaucoup critiquée, notamment par des universitaires marxistes indiens.
Shiva et Mies développent un modèle mondial d’agriculture de subsistance. Mais on peut se demander si, pour attirant qu’il soit à certains égards, ce modèle pourrait à lui seul être une option viable dans la situation actuelle, notamment si l’on pense aux pays densément peuplés d’Europe et à l’Inde, pour ne citer qu’eux.
L’apport de Shiva (et de nombreux autres universitaires) tient à ce qu’elle remet fondamentalement en cause l’idée que le seul modèle de développement possible soit le modèle occidental. Par contraste, elle souligne la valeur des connaissances des peuples assujettis et marginaux pour la recherche de modèles durables de développement et de protection de l’environnement. Elle montre que ces connaissances sont sophistiquées et non « primitives », qu’elles s’appuient sur des générations d’observation étroite des processus naturels, même si elles ne sont pertinentes que sur un site localisé particulier. Elle introduit également la question des valeurs et des perceptions différentes : qu’est-ce que la vraie pauvreté matérielle et qu’est-ce qu’une pauvreté qui n’est qu’une perception culturelle ? Les peuples ruraux qui vivent des ressources locales sont-ils « attardés » en regard des peuples urbains du Nord qui surconsomment l’énergie mondiale et les ressources naturelles à des niveaux tels qu’ils ne sont pas durables ? A cet égard, elle participe à une contestation des hypothèses épistémologiques qui sont à la base du modèle dominant de développement ; elle en montre la violence pour les peuples et pour la nature ainsi que les effets destructeurs pour les cultures et les modes de vie locaux.
La conceptualisation du thème femmes, environnement et développement durable par les agences de développement
C’est pour chercher à améliorer les pratiques actuelles que les principales organisations de développement ont élaboré une argumentation sur le thème femmes, environnement et développement durable. En général, cette argumentation met en parallèle l’abstraction qui est faite des femmes et l’abstraction qui est faite de la destruction de l’environnement dans le processus de développement. Elle souligne la nature institutionnelle du problème. Si les femmes et l’environnement étaient pris en considération dans la pratique du développement, la crise de l’environnement serait résolue. La prise en considération des « femmes pauvres du tiers-monde » et de l’environnement apparaît essentielle pour l’avènement du développement durable. On fait rarement le lien entre les processus macro-économiques et les processus politiques : la surconsommation des ressources naturelles par une minorité au Nord et la pauvreté de la majorité dans le Sud.
Selon Mies/Shiva, mais aussi selon nombre d’ONG et agences de développement, les intérêts des femmes coïncident avec ceux de l’environnement dans une certaine mesure : la cause du rétablissement de l’environnement devient celle des femmes (pauvres du tiers-monde). Mais les deux thèses se distinguent par les solutions qu’elles proposent pour mettre fin à la dégradation de l’environnement : d’un côté il faut repenser radicalement les paramètres de base du modèle de développement ; de l’autre il suffit de les améliorer.
Les publications récentes sur le thème femmes, environnement et développement durable montrent les femmes comme des gestionnaires privilégiées de l’environnement parce qu’elles ont une relation plus étroite avec la nature, relation qui leur permet de connaître intimement les processus naturels ; les femmes sont vues comme la solution à la crise ; elles détiennent les solutions ; elles sont les détentrices d’une connaissance privilégiée des processus naturels.
La valorisation des modes de connaissance des femmes peut sembler positive, mais on peut se demander si vraiment, dans la réalité, les femmes connaissent les processus naturels de façon exclusive et privilégiée. Dans les économies rurales du Sud, les hommes eux aussi connaissent la nature, mais leurs connaissances sont plus étroitement liées à leurs domaines de travail traditionnels. Dans le cadre développementaliste, les femmes sont considérées comme la ressource la plus précieuse pour réussir à établir un développement durable.
Cette pensée a incité les responsables de la planification du développement à prendre sérieusement en considération les rôles des femmes dans les projets environnementaux ; dans pratiquement tous les documents de projets liés à l’environnement, les femmes ont au moins une place rhétorique, mais on a tout lieu de se demander si elles ne sont pas instrumentalisées au service d’une utilisation durable de l’environnement et d’un rétablissement de l’environnement.
Les critiques de l’approche femmes, environnement et développement durable telle qu’elle est exposée chez Shiva (1989) et à laquelle souscrivent de nombreuses ONG du Nord et du Sud émanent souvent des membres de mouvements de femmes (et pour l’environnement) du Nord, des mouvements qui depuis des décennies traitent du lien femme/nature dans leur lutte pour l’émancipation. Selon ces analyses critiques, en replaçant les femmes dans la nature, on renforce leur subordination permanente aux hommes.
Si traditionnellement, dans les cultures du Sud, on a souvent vu la relation masculin/féminin comme complémentaire, dans la perspective du Nord, cette relation est de type supérieur/inférieur depuis le Moyen-Age. L’identification à la nature est ainsi moins problématique pour les femmes du Sud qui s’appuient donc sur cet argument dans leur lutte.
Dans une veine différente, et dans le contexte même du développement, Melissa Leach (1991) part de l’approche genre et développement (GED) pour développer sa thèse sur femmes, environnement et développement durable. Elle prône des politiques de développement plus pertinentes et voit le lien femme/nature d’une façon différenciée. Leach explore les relations de genre, et non simplement les femmes, et leurs interactions avec les responsabilités, les droits et l’évolution des activités de gestion et d’utilisation des ressources naturelles dans l’histoire. Elle analyse le cas du Sierra Leone où l’introduction des cultures commerciales du cacao et du café a modifié tout le modèle de la production agricole. Leach démontre, d’une part, que ce changement a eu des effets sur la production vivrière du riz, sur la distribution du temps au sein de divers groupes, sur les droits à la terre et sur l’accès aux ressources ; elle souligne, d’autre part, les effets de ce même changement sur les relations de genre, montrant ainsi que tous ces effets sont de nature interdépendante. Cette approche permet d’identifier les différences existant entre divers groupes de femmes et entre divers groupes d’hommes, différences qui n’apparaîtraient pas si on se concentrait seulement sur les femmes.
Bina Agarwal (1991) développe une approche de femmes, environnement et développement durable qui englobe de façon holistique beaucoup d’éléments déjà mentionnés de ce débat. Dans son analyse de la crise indienne de l’environnement, de ses causes, de ses effets, des réponses qui lui sont apportées, elle combine le niveau de la réalité matérielle et celui des constructions idéologiques de sens. Elle affirme que les femmes sont victimes de cette crise selon des modes spécifiques à leur genre et qu’elles sont en même temps des actrices importantes de la résolution de cette crise. Agarwal s’inspire de l’expérience indienne, comme Shiva, mais, contrairement à celle-ci, elle affirme qu’il faut replacer dans son contexte l’émergence des femmes comme principales actrices du mouvement pour l’environnement en Inde en rappelant que, du fait de leur marginalité, elles ont dû maintenir des liens de réciprocité avec la nature. Pour Agarwal, le lien femme/nature a été construit socialement et culturellement et non déterminé biologiquement (Agarwal 1991 : 60).
Partant de là, elle appelle à lutter pour des ressources aussi bien symboliques que matérielles. Elle propose une stratégie sur deux fronts : il faut s’adresser aux groupes qui contrôlent des ressources mais il faut aussi s’attaquer aux façons de penser les ressources, et ce avec l’aide des médias, des institutions éducatives, religieuses et légales. Selon Agarwal, les féministes devraient contester et repenser les notions liées au genre tout autant que se battre contre la réelle division du travail ; et les environnementalistes devraient contester et repenser les représentations de la relation entre la nature et les humains tout autant que les réelles méthodes d’appropriation des ressources naturelles au profit de quelques uns. Pour conclure elle souligne la nécessité d’une approche du développement économique plutôt transformatrice qu’orientée vers le bien-être.
La thèse d’Agarwal correspond tout à fait à notre conception de la thématique femmes, environnement et développement durable car elle replace la situation matérielle des femmes dans le contexte de la construction idéologique du lien femme/nature et montre bien que cette construction sert en réalité des intérêts particuliers.
Avec un point de départ encore différent, le réseau Development with Women for a New Era (DAWN) a présenté une autre position des femmes du Sud. Partant de l’analyse des expériences des femmes en matière de dégradation de l’environnement dans différentes régions du Sud, Wiltshire (1992) conteste le mythe développementaliste du Nord qui veut que les pauvres détruisent leur environnement, que la croissance de la population soit responsable de la dégradation de l’environnement et que les peuples locaux du Sud aient besoin des « experts » du Nord pour apprendre à retrouver leur environnement. Wiltshire s’abstient d’enjoliver le lien femme/nature, mais on peut trouver un certain essentialisme dans des déclarations précédentes de DAWN parlant de la « femme pauvre du tiers-monde » comme de l’intersection entre toutes les formes de domination – les dominations basées sur le sexe, la nationalité, la race, la classe et la caste –, ce qui lui donnerait une perspective privilégiée pour définir les paramètres d’un paradigme alternatif de développement.
Néanmoins, l’apport de Wiltshire tient à ce qu’elle attaque l’ordre économique international et les styles de vie des riches du Nord, et des élites du Sud. Elle montre que des approches démocratiques, décentralisées et centrées sur le peuple sont nécessaires en matière d’utilisation des ressources naturelles.
Source: « Women, the environment and sustainable development », in : Visvanathan Nalini, Duggan Lynn, Nisonoff Laurie et Wiegersma Nan (Dir.), 1997, The Women, Gender and Development Reader, Zed Books, pp. 54-61. Traduction de l’anglais.